Nous reproduisons ici un article tiré du site SYNDICOLLECTIF.
Karel Yon est chercheur au CNRS, spécialiste du syndicalisme et du monde du travail. Il est co-auteur avec Sophie Béroud et Baptiste Giraud de Sociologie politique du syndicalisme, Armand Colin, 2018. Révolution Permanente Dimanche (RPD) l’a sollicité pour un entretien sur le mouvement interprofessionnel contre la réforme des retraites et sur le rôle du syndicalisme dans celui-ci.
RPD : Est-ce que c’est correct de parler de « réveil de la base » dans cette grève et pourquoi est-ce sujet à tant de commentaires et d’analyses selon toi ?
Je ne suis pas convaincu par l’idée d’un « réveil de la base » pour la bonne et simple raison qu’il ne peut jamais y avoir de mobilisation collective sans participation active de la base. Il ne suffit pas que des organisations syndicales appellent à se mobiliser pour que magiquement un mouvement éclate. S’il n’y a pas de relais dans les lieux de travail, sur le terrain, pour donner forme à la mobilisation, l’action n’existerait pas, jamais.
De même, le fait que les salariés mobilisés sur leurs lieux de travail poussent l’action plus loin ou l’organisent différemment des formes auxquelles s’attendaient les dirigeants syndicaux nationaux n’est pas une nouveauté. Déjà en 1986, la grève des cheminots s’organise sous forme de coordinations impulsées par les grévistes, contre l’avis de la direction de la fédération CGT qui était pourtant bien plus puissante qu’aujourd’hui. Les années 1980-90 ont été marquées par ce phénomène des coordinations dans beaucoup de secteurs, notamment dans l’éducation et la santé. Ce n’était pas l’expression d’une poussée irrépressible de la base mais le signe de l’émergence de nouvelles générations de militants et de salariés dont le rapport au syndicalisme était moins délégataire et la pratique de lutte plus unitaire, des dispositions qui souvent s’étaient formées dans les luttes lycéennes et étudiantes des décennies antérieures.
C’est la même chose pour les assemblées générales interprofessionnelles ou les coordinations locales et leurs actions « coup de poing » : ce phénomène ne date pas de 2019. Il a pris son essor à l’occasion des grands mouvements des années 2000-2010 (retraites, Contrat première embauche, loi Travail). À chaque fois, on a des secteurs plus mobilisés que d’autres (enseignants, étudiants, cheminots…) qui cherchent des convergences pour étendre la mobilisation à d’autres secteurs mais aussi pour la renforcer chez eux. Là encore c’est important de noter que le souci de la construction d’un mouvement d’ensemble fut un enjeu important du mouvement lycéen-étudiant de 2006 contre le CPE, car ça montre que les expériences de lutte et le rapport au syndicalisme peuvent se forger avant même l’entrée dans le monde du travail.
Si « la base » est davantage visible dans ce conflit, c’est selon moi en raison des conditions sociotechniques nouvelles dans lesquelles se déploient les mobilisations, avec des smartphones qui permettent d’enregistrer facilement du son et des images, des réseaux sociaux pour les faire circuler, des outils numériques pour fixer des dates ou des objectifs de mobilisation. Tout cela accélère la circulation de l’information qui passe désormais davantage par des canaux sinon concurrents, du moins transversaux aux syndicats, dans des formes d’horizontalité qui s’opposent à l’information « en silo » des organisations nationales. Ça modifie la relation d’interlocution entre les individus et les groupes mobilisés et les acteurs institués qui entendent porter une parole collective. Les mouvements sociaux se font davantage polyphoniques et décentralisés. On l’a bien vu en 2016 avec une dynamique protestataire qui combinait trois mouvements en un – étudiants-lycéens, syndicats et Nuit debout – et dont le rythme, s’il était souvent fixé par l’intersyndicale nationale, fut à plusieurs reprises défini par d’autres acteurs, depuis la pétition en ligne qui lança le mouvement jusqu’aux rendez-vous donnés par Nuit debout. D’une autre manière, les Gilets jaunes ont montré qu’une protestation de longue haleine sur le terrain social pouvait s’organiser sans aucune infrastructure préalable de mobilisation nationale, ce qui pour cette raison a interpelé fortement les syndicats.
Est-ce que c’est quelque chose qu’on pouvait anticiper au regard des derniers mouvements en France depuis 2016 et, plus précisément, quelle(s) forme(s) de continuité après le mouvement des Gilets jaunes ?
Je dois avouer que je suis allé de surprise en surprise en suivant ce mouvement. J’avais déjà été impressionné par l’intensité de la journée de grève à la RATP en septembre 2019, mais je ne pensais pas qu’elle serait annonciatrice d’un mouvement aussi fort quelques semaines plus tard. Il ne faut pas oublier que les grands mouvements syndicaux des dernières années ont tous été marqués par des échecs. Échec avant la bataille en 2015, face à la loi Macron qui a notamment étendu le travail le dimanche, échec du mouvement contre la loi Travail de 2016, échec contre les ordonnances Macron-Pénicaud à l’automne 2017, échec des cheminots face à la réforme ferroviaire au printemps 2018. La remobilisation des cheminots à quelques mois d’écart n’en est que plus impressionnante.
Il est probable que le mouvement des Gilets jaunes a changé la donne. Et c’est peut-être là que le décalage entre la « base », au sens des salariés syndiqués ou non mais sans mandat syndical particulier, et les cadres syndicaux a pu jouer, ceux qui ont des mandats, qui exercent des responsabilités dans leur organisation, c’est-à-dire toutes celles et ceux qui sont le plus impliqués dans les logiques propres au jeu syndical. Je m’explique : ce mouvement, ça a été suffisamment souligné, s’est largement construit hors du syndicalisme, mobilisant des fractions des classes populaires issues du monde périurbain, des petites entreprises, du salariat atomisé du commerce et des services ou tout simplement éloigné de l’emploi, autant de secteurs où la présence syndicale est résiduelle. Même si la défiance réciproque entre Gilets jaunes et syndicats s’est selon les endroits plus ou moins estompée au cours de l’hiver 2018-2019, l’histoire des Gilets jaunes est restée largement étrangère au mouvement syndical. Ce qui veut dire que les leçons de ce mouvement n’ont pas nécessairement été assimilées par les cadres syndicaux, nombre d’entre eux préférant penser que le pêché originel des Gilets jaunes a été de croire qu’une mobilisation sociale pouvait se construire en faisant l’économie de cibler le patronat et de recourir à la grève. L’enjeu de cette posture foncièrement défensive pour les syndicalistes était de réaffirmer la légitimité de leur forme d’organisation, de leur répertoire d’action, alors que les discours tant journalistiques que savants revenaient en force qui annonçaient la faillite historique des syndicats, leur dépassement par de supposées « nouvelles formes de mobilisation ».
Ainsi, les syndicalistes (et particulièrement à la CGT) ont pu retenir des Gilets jaunes ce qui leur faisait défaut, passant à côté de ce que ce mouvement a représenté pour toutes celles et ceux qui, étant à mille lieux de ces luttes symboliques pour la définition du « bon » mouvement social, y ont vu avant tout la preuve qu’on pouvait faire trembler Macron. À une échelle large dans la société, l’expérience des Gilets jaunes, l’incroyable pugnacité du mouvement et sa capacité à faire plier le pouvoir, constituaient un exemple particulièrement mobilisateur. L’entrée en grève reconductible, le refus de la trêve, la volonté de rythmer la mobilisation par des actions coups de poing, ont pu être nourris par cet exemple. Paradoxalement, les Gilets jaunes qui n’ont jamais recouru à la grève pourraient bien avoir contribué à en restaurer l’actualité !
En effet, le mouvement actuel semble réactualiser la méthode de la grève, et de la grève reconductible, y compris avec piquets pour le cas de la RATP, comme centrale dans le répertoire d’actions. Qu’en penses-tu ?
Ce mouvement a en effet remis la grève au goût du jour et, au-delà de la grève, sa pratique en reconductible, principalement à la RATP et à la SNCF, même si d’autres secteurs ont été aussi concernés (éducation, culture, énergie, etc.). En cela, il s’est fortement différencié des mouvements précédents des années 2000-2010, où la grève reconductible était soit espérée, du côté des secteurs mobilisés, soit redoutée, du côté des « réformateurs ». En 1995, c’est en effet la paralysie du pays par la grève des transports, combinée à celle d’autres secteurs comme les postiers ou les enseignants, qui avait contraint Juppé à renoncer à la remise en cause des régimes spéciaux et du statut de la SNCF. Le souvenir en est resté vif dans l’esprit des gouvernants tout au long des années 2000. Une procédure dite d’« alarme sociale » a d’ailleurs été instaurée à la RATP en 1996 pour rendre plus compliqué le recours à la grève, et toute la droite rêvait de l’étendre à l’ensemble des transports publics, ce que fit Nicolas Sarkozy en 2007 avec la loi sur le service minimum. En 2010, le conseiller social de Sarkozy, Raymond Soubie, considérait ainsi que l’absence de grève durable dans les transports avait été décisive pour faire passer la réforme Fillon repoussant l’âge de départ en retraite. L’échec de la grève perlée des cheminots au printemps 2018 avait semblé conforter l’idée que seule une épreuve de force du niveau d’une grève continue et de longue durée serait à même de faire plier le gouvernement.
Ce mouvement nous permet donc de continuer d’avancer dans ce débat stratégique essentiel. Il montre que la grève reste possible et qu’elle constitue une pièce décisive du répertoire de l’action syndicale. C’est en effet l’exceptionnelle ténacité des grévistes qui a contribué à installer la mobilisation dans la durée et à la rendre incontournable. Pour autant, même la grève des transports tant espérée n’aura pas suffi à faire plier le gouvernement, ce qui pointe vers deux problèmes. D’une part, vers les difficultés propres au mouvement syndical et en particulier à étendre la grève à d’autres secteurs, on y reviendra. D’autre part, vers l’attitude du gouvernement qui n’a pas cédé en dépit d’un niveau de mobilisation très élevé. Beaucoup de commentateurs ont comparé Macron à Thatcher, et ça a du vrai au sens où Macron est idéologiquement acquis à la supériorité du marché et inaccessible au doute. Mais de Sarkozy à Macron en passant par Valls, on a multiplié les références à Thatcher ces dernières années. Or, la différence fondamentale c’est que le mouvement syndical, en dépit de ses défaites successives, n’est pas à genoux. La séquence 2018-2020 à la SNCF suffit à le montrer. Donc je ne crois pas à la réforme fatale qui terrasserait le mouvement ouvrier français. Nous ne sommes plus dans la période historique qui avait engendré Thatcher ou Reagan, celle d’un néolibéralisme conquérant. Au contraire, la légitimité du tout-marché est remise en cause en France comme dans le reste du monde, non seulement par une conflictualité sociale permanente mais aussi de plus en plus sur le terrain politique.
Bien entendu, le syndicalisme est de plus en plus fragilisé, et sur ce plan les réformes du Code du travail et de la SNCF menées de 2016 à 2018, tout comme la loi moins commentée de transformation de la fonction publique d’août 2019, ont un impact plus important que la réforme des retraites, car elles touchent au statut du travail et au droit syndical qui sont les supports institutionnels de l’action collective des travailleur.ses. Mais l’illégitimité du pouvoir est telle que la destruction des institutions du salariat, qui constituaient autant de digues contre le néolibéralisme, a aussi des effets ambivalents : si elle affaiblit les syndicats, elle contribue aussi à libérer des forces qui s’expriment hors des formes ritualisées de la protestation. Attention, je ne veux aucunement laisser entendre que ces attaques seraient finalement une chance. Mais je pense qu’il faut être attentif au caractère contradictoire de la situation, et identifier dans ce contexte de reculs sociaux les leviers de possibles contre-offensives. L’explosion des Gilets jaunes représente ainsi un phénomène de politisation à large échelle de fractions des classes populaires qui avaient jusqu’alors été tenues à l’écart de la politique. C’est aussi une formidable interpellation adressée aux syndicats pour prendre en charge ces franges délaissées du monde du travail. Je vois aussi dans le double épuisement des stratégies dites « contestataire » et « réformiste » des confédérations syndicales une obligation de reconsidérer l’importance des médiations politiques, de remettre sur le chantier l’élaboration stratégique, la définition d’un projet de transformation sociale. Car finalement ces deux stratégies n’étaient que les deux faces d’une même médaille, celle d’un syndicalisme confiné à la sphère des relations professionnelles. Et même sur ce terrain, ça commence à bouger de nouveau, en particulier dans la CGT qui est la clé de la situation en raison de sa centralité tant historique que militante dans le champ syndical national.
En même temps, malgré le soutien majoritaire au conflit et l’énorme défiance vis à vis du gouvernement, la grève n’a pas réussi à s’étendre significativement et cela a pesé contre le mouvement. Comment comprendre cette situation et les difficultés rencontrées notamment dans le secteur privé ?
Il ne faut pas négliger tout le travail qui a pu être mené pour rendre la grève invisible, comme on l’a vu par exemple dans le secteur du nettoyage en région parisienne, où le recours à des prestataires privés et l’enfouissement des déchets ont permis de contourner la grève des éboueurs et le blocage des incinérateurs.
Ceci étant, la France est à l’image du reste de l’Europe : l’essor de grèves dites politiques, au sens où elles prennent les gouvernements et leurs politiques néolibérales pour cibles, s’opère sur fond de recul des grèves dites économiques, celles qui se confrontent directement aux employeurs sur des enjeux plus immédiats comme les salaires, l’emploi ou les conditions de travail. Bien entendu, toute grève est indissociablement politique et économique, mais cette distinction a le mérite de mettre en garde contre une lecture excessivement optimiste sur le « retour de la grève ».
Il y a un indicateur très imparfait mais qui existe pour objectiver la conflictualité gréviste, ce qu’on appelle les Journées individuelles non travaillées (JINT), qui sont mesurées en France par la direction des études du Ministère du travail, la DARES. En 1976, on dénombrait 4 000 JINT pour 1 000 salariés du secteur marchand. Dans les années 1980, la conflictualité se situait autour de 1 000 JINT à l’année. Dans les années 1990, ça plafonne à 500 JINT pour 1 000 salariés, sauf en 1995 (800). Et depuis les années 2000, l’effondrement est encore plus net puisqu’on est rarement au-dessus de 100 journées de grèves dans l’année pour 1 000 salariés. L’étiage est à 60 en 2012, et l’année la plus conflictuelle est celle de 2010, qui correspond au précédent mouvement contre la réforme des retraites, avec 318 JINT. Bien entendu, nous n’avons pas encore les chiffres de 2019-2020, mais même le grand mouvement de 2016 contre la loi Travail était resté relativement modeste en termes de grèves, avec 131 JINT pour 1 000 salariés.
Comment expliquer ce déclin de la grève sur le temps long ? Principalement par des facteurs d’ordre structurel, comme les transformations de la structure productive, la pression du chômage de masse et de la précarité, et l’encadrement juridique du droit de grève. Ce sont des facteurs qui pèsent doublement, d’une part sur l’estimation individuelle des coûts de l’action par les salariés et d’autre part sur les chances qu’existe une infrastructure collective de mobilisation. En effet, la probabilité de la grève est fortement corrélée à la présence syndicale et la présence syndicale est elle-même dépendante de ces conditions socio-économiques et juridiques. C’est pourquoi tant les plus hauts niveaux de syndicalisation que les plus forts taux de conflictualité se retrouvent dans les grands établissements, essentiellement de l’industrie et des transports, et dans la fonction publique d’État. Bien sûr il y a des contre-exemples, comme les grèves qui ont eu lieu ces derniers temps dans les entreprises sous-traitantes du nettoyage ou dans la restauration. Ces grèves ont triomphé après des épreuves de force de longue durée, et elles nous montrent qu’un travail militant volontariste est payant.
L’extension de la grève au secteur privé est ainsi d’autant plus difficile que la présence syndicale y est fragile. Et quand il y a des syndicats, ils sont pris dans des enjeux qui dépassent rarement l’horizon de l’entreprise, qu’il s’agisse des questions d’emploi ou de conditions de travail, de négociations ou d’élections. La décentralisation croissante des relations professionnelles complique le travail de montée en généralité nécessaire à l’action interprofessionnelle et nourrit la fragmentation syndicale. Quand il est déjà difficile d’entrer en grève pour faire pression sur son propre employeur, ça peut sembler encore plus irréaliste de le faire dans le but d’atteindre indirectement le gouvernement. C’est aussi pour ça que les grèves « politiques » sont plus souvent portées par les travailleur.ses des services publics. De ce point de vue, ce qui est plus étonnant dans le mouvement en cours, notamment par rapport à 1995, c’est finalement la mobilisation relativement décevante des fonctionnaires, si on met de côté l’enseignement. Pour expliquer cela il faudrait aussi revenir sur les transformations structurelles qu’a connues la fonction publique depuis quelques années. Les seuls à s’être mobilisés avec succès, et on comprend pourquoi, ce sont les policiers.
Pour revenir au secteur privé, il y a un déficit de réflexion dans le syndicalisme français sur l’enjeu du redéploiement syndical. Et on ne règle pas dans le temps court d’un mouvement plusieurs décennies de retard sur ces questions. Alors certes, l’histoire peut s’accélérer dans un contexte de forte mobilisation. La France a en effet connu ses plus grandes vagues de syndicalisation dans le sillage de grands mouvements sociaux, en mai-juin 36, à la Libération ou dans les années 68. Mais le point commun entre ces mouvements est qu’ils étaient conquérants, porteurs d’espoirs, notamment parce que la dynamique syndicale se combinait à une dynamique proprement politique incarnée à ces différentes époques par le Rassemblement populaire, le Parti communiste ou l’union de la gauche. On en est loin aujourd’hui, en raison de l’effondrement des partis de gauche et de la distance qui s’est creusée avec les classes populaires, mais aussi parce que l’autonomisation du champ des relations professionnelles s’est traduite par une dépolitisation des stratégies syndicales.
À Paris, une coordination s’est mise en place entre les grévistes de la RATP et ceux de la SNCF, issus de nombreux syndicats ou non syndiqués, et a joué un rôle important pour visibiliser la grève et donner des perspectives à la base. On a vu par exemple l’écho médiatique autour de l’action au siège de la CFDT, dénoncée par toutes les directions syndicales. Cette situation renforce le sentiment que dans la grève une ligne de fracture s’est approfondie entre la tête et la base des syndicats. Est-ce qu’on peut faire des parallèles avec des expériences passées ?
Ce n’est pas très surprenant que toutes les directions syndicales aient désapprouvé ces actions. Même si elles s’opposent sur les retraites, elles sont alliées sur de multiples autres dossiers confédéraux et ont besoin de continuer à travailler ensemble. Après, je comprends que des grévistes aient pu être exaspérés de voir Laurent Berger s’appuyer sur le rapport de forces créé par le mouvement contre la réforme pour mener des négociations entérinant le bien-fondé de cette même réforme. Mais je ne vois pas en quoi ces actions ont fait avancer la cause du retrait. La CFDT n’a pas de réelle influence sur la politique du gouvernement, et c’est bien ce qui chagrine ses dirigeants. Ils ont construit leur légitimité en se positionnant comme le syndicat qui obtient des victoires concrètes, mais les concessions revendiquées sur les retraites n’ont convaincu personne. La CFDT n’est plus une pièce importante du dispositif réformateur. C’est un changement important suite à l’élection d’Emmanuel Macron, qui montre que la stratégie « réformiste » de cette centrale a atteint ses limites.
Par ailleurs, la grille de lecture opposant la base et la tête des syndicats masque la complexité de l’univers syndical. Elle me semble insatisfaisante tant au plan sociologique que politique. Dans la mesure où les bases syndicales, tout comme les sommets, ne sont jamais homogènes, ces grandes catégories servent avant tout des stratégies de légitimation ou de disqualification. Elles peuvent aussi faire oublier que les phénomènes de captation de pouvoir, de déconnexion entre représentants et représentés, existent à tous les niveaux. Le fait que les représentants syndicaux développent des intérêts distincts des représentés est consubstantiel à l’acte de représenter et se joue à tous les échelons, depuis la section d’entreprise jusqu’aux états-majors confédéraux. Il n’y a donc pas un syndicalisme de base qui serait par nature vertueux et offensif et un syndicalisme de sommet qui serait consubstantiellement bureaucratique et empêtré dans les compromissions. S’en tenir à ce schéma binaire, c’est s’empêcher de comprendre et par là-même de peser sur les reclassements qui s’opèrent au sein du champ syndical, qu’il s’agisse des débats qui ne manqueront pas de ressurgir dans la CFDT, de ceux qui ont d’ores et déjà conduit la CFE-CGC à se rapprocher de l’intersyndicale, ou des discussions stratégiques qui sont plus explicites au sein de la CGT depuis 2016.
Assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle génération ouvrière ?
Les mouvements sociaux ont des effets socialisateurs très puissants. Au regard de sa durée et de son intensité, l’empreinte de cette mobilisation sera à n’en pas douter très importante sur toutes celles et ceux qui y ont participé. Mais là encore, il faut se méfier des catégories trop englobantes. L’expression de nouvelle génération ouvrière peut facilement conduire à l’illusion ouvriériste qu’il existerait quelque chose comme une classe ouvrière homogène qui se serait régénérée à travers ce mouvement. Or, le salariat est composite et les fractions du monde du travail engagées dans ce mouvement sont diverses. Il y a indéniablement des fractions ouvrières qui se sont mobilisées dans le secteur des transports, de l’énergie, des ports et docks, mais elles correspondent aux fractions les plus stables du monde ouvrier.
Si le mouvement a atteint un tel niveau à la SNCF, c’est sans doute aussi parce que la grève a été accueillie favorablement au-delà des personnels d’exécution, qu’elle n’a pas été combattue avec la même vigueur par l’encadrement qu’au printemps 2018. Le mouvement a surgi dans un contexte où la réforme imposée en 2018 entrait en vigueur, avec le changement de statut de l’entreprise, la fin du recrutement au statut et l’ouverture accrue à la concurrence, sans parler des fermetures de lignes ou de la pression induites par la course à la compétitivité. Ce qui a suscité un sentiment diffus d’indignation dans toute la corporation cheminote, depuis les ouvriers jusqu’aux ingénieurs et cadres, contre ce gouvernement accusé de liquider le patrimoine ferroviaire.
Et puis les travailleurs culturels et intellectuels jouent également un rôle central dans le mouvement, depuis l’éducation et l’enseignement supérieur et la recherche jusqu’au monde de la culture. Il ne faut pas oublier non plus la mobilisation des avocats et, sur des objectifs qui sont restés plus sectoriels, la mobilisation des personnels soignants dans les hôpitaux. D’un hiver à l’autre, des Gilets jaunes à ce mouvement multisectoriel contre la réforme des retraites, ce qui me semble le plus marquant, à une échelle de masse, c’est ce processus de sécession d’un nombre toujours plus grand de secteurs de la société vis-à-vis du pouvoir politique.
À une échelle plus restreinte, dans les entreprises et les territoires les plus mobilisés, il me semble important de conjuguer tout ça au pluriel et de parler plutôt d’éventuelles nouvelles générations militantes. Dans une entreprise comme la RATP, il est certain que la force du mouvement aura des répercussions durables sur le paysage syndical et militant interne.
Qu’est-ce que ce mouvement vient révéler de l’état du syndicalisme en France et quelles hypothèses peut-on formuler pour la suite selon toi ?
Il y a un an, on nous parlait de la disparition du syndicalisme avec la crise des Gilets jaunes. Et aujourd’hui tout le monde s’étonne du retour des syndicats ! Relier ces deux moments et les inscrire dans la séquence de conflictualité sociale qui se déroule presque en continu depuis 2016 permet de saisir la situation de façon plus nuancée. Le syndicalisme est une force incontournable dans la conflictualité sociale car il reste le principal opérateur du passage à l’action collective dans le monde du travail. Une raison à cela est qu’il s’appuie sur un ensemble de ressources institutionnelles qui lui permettent de persister dans le temps, d’être constamment réinventé et réinvesti. Quand certains analysent l’institutionnalisation du syndicalisme comme la principale raison de sa crise, je considère pour ma part qu’elle habilite autant qu’elle contraint l’action syndicale. Car ces ressources institutionnelles qui soutiennent la présence syndicale tendent aussi à la concentrer dans les fractions les plus stables du salariat. L’émergence de mouvements comme Nuit debout et les Gilets jaunes ont ainsi mis en lumière ces limites du syndicalisme. En ce sens, les enseignements de ces mouvements recoupent ceux de décembre 2019 : l’échec de la grève à s’étendre au-delà des secteurs les plus mobilisés révèle la fragilité du syndicalisme hors de ses bastions traditionnels. Le principal enjeu pour les syndicats reste donc celui de la reconstruction d’une capacité de représentation ajustée à un monde du travail fragmenté, tel qu’il ressort de plusieurs décennies de transformations néolibérales.
Pour autant, même les stratégies de syndicalisation les plus offensives ne suffiront pas si les syndicats n’améliorent pas leurs capacités de s’affronter au néolibéralisme et de triompher sur lui. Ce qui suppose d’articuler le redéploiement syndical à une véritable stratégie politique. Or, depuis un quart de siècle, on est confronté à un paradoxe : les grèves et la contestation syndicale se font de plus en plus politiques, au sens où elles se confrontent directement à l’agenda néolibéral, mais les syndicats le sont de moins en moins, car l’autonomisation du champ des relations professionnelles tend à conforter une définition étroite, experte et apolitique du métier syndical. Ce dont nous aurions besoin, c’est d’un syndicalisme qui recommence à se penser comme le « parti du Travail ». J’entends par là, comme un mouvement soucieux de défendre les intérêts du Travail dans sa diversité, pas des seuls ouvriers ou de celles et ceux qui bénéficient encore de la plénitude du statut salarial, mais aussi des faux indépendants, des précaires et de toutes celles et ceux qui sont contraint.es à des formes de travail gratuit. Cette façon de partir du travail se reconnaissant comme tel, plutôt que du travail adoubé par l’employeur, valorisé par le marché capitaliste, me semble essentielle. Elle permet de concevoir la légitimité des syndicats à agir au-delà de l’espace confiné des relations professionnelles, à dépasser les postures symétriques du splendide isolement (au nom de l’indépendance syndicale) ou de la subordination (la « courroie de transmission ») pour nouer des alliances avec d’autres forces sociales et politiques. Au final, l’enjeu est de reconquérir la capacité du Travail à poser souverainement, démocratiquement ce qui a de la valeur. C’est aussi pour ça que le mouvement sur les retraites est si important. Ce n’est pas seulement un enjeu de ressources, de justice sociale ou d’inégalités, même si c’est évidemment dans ces enjeux matériels de distribution que s’ancre la protestation. C’est aussi un enjeu de pouvoir.
Pour terminer sur les perspectives plus concrètes et immédiates, il me semble que le principal défi posé au mouvement est de réussir à traverser le tunnel des vacances scolaires mais aussi à peser sur une séquence où la confrontation s’est en partie déplacée sur un terrain directement politique, avec le déclenchement de la procédure parlementaire et l’approche des élections municipales. Dans le contexte de reflux de la grève, les actions symboliques et coup de poing vont nourrir une sorte de « harcèlement démocratique » rappelant aux parlementaires et aux candidats macroniens que leur réforme est rejetée par la majorité des français et des organisations syndicales. Mais la grève ne disparaît pas de l’horizon. À la RATP, l’UNSA s’est fixé l’objectif de faire du 17 février, jour de l’ouverture du débat sur la réforme devant l’Assemblée nationale, un « lundi noir ». Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la coordination nationale des facs et labos en lutte s’est fixé l’objectif de construire la grève sur la durée pour faire en sorte que le 5 mars, toute l’Université s’arrête. Cet objectif fait écho au mot d’ordre « on arrête toutes » des féministes, qui suivra de peu avec la journée du 8 mars. La succession de ces appels à tout arrêter prolonge le travail de « pédagogie de la grève » impulsé par les secteurs en reconductible. On pourrait imaginer, dans le sillage de ces échéances, la construction d’un équivalent de ces rendez-vous sectoriels à l’échelle interprofessionnelle, c’est-à-dire un travail militant de longue haleine pour arrêter tout le pays d’ici le printemps. Cette montée en puissance pourrait être préparée par l’organisation d’une grande manifestation nationale à Paris qui permette de faire converger l’ensemble des forces sociales, syndicales et politiques opposées à la réforme. L’enjeu est, sinon d’obtenir le retrait de la réforme, au moins d’empêcher que celle-ci puisse être votée avant l’été. Dans ce cas, elle se retrouverait bel et bien enterrée.